Entretiens avec Samir AITA, Président du Cercle des Economistes Arabes
Selon vous, quelles sont les causes de la crise économique au Liban qui a débuté en 2019, et dans quelle mesure la présence de réfugiés syriens (1,5 million de Syriens) affecte-t-elle cette crise ?
La crise au Liban ne date pas de 2019, mais de bien avant. Elle est due au modèle économique et financier adopté à la sortie de la guerre civile; en particulier la fixation du taux de change, la double monétarisation du pays, les hauts d’intérêts servis, les rentes de l’immobilier et des transferts des immigrés. Déjà en 2000, une première crise s’est déclenchée, évitée in extremis par les conférences de Paris 1 et 2. La crise mondiale de 2008 avait constituée une manne pour le Liban, mais les choses se sont détériorés à nouveau en 2011 avec le déclenchement de la guerre en Syrie. La perte de confiance dans le pays et son système bancaire libanais s’est installé, et les banques étrangères sont toutes sorties.
L’effondrement actuel a été annoncé dès fin 2015 par les agences de notations. Le FMI a dépêché une mission en 2016 confirmant les faits, mais son rapport a été finalement modifié grâce aux interventions politiques internes et extérieures. La Banque Centrale a opéré une série « d’ingénierie financière » retardant l’effondrement jusqu’en Octobre 2019. La Banque Mondiale qui avait fait auparavant l’éloge du « miracle » libanais a fini après la crise par qualifier les politiques monétaires suivies comme un des plus grands « schémas de Ponzi » de l’histoire mondiale. Plus de 70 milliards de dollars se sont évaporés. Ils n’étaient en fait que des écritures de bilan.
La présence d’un million et demi de réfugiés syriens a mis la pression sur les infrastructures publiques, déjà extrêmement détériorées par l’absence d’investissement et les jeux des « seigneurs » politiques. Mais elle a aussi apporté des milliards d’aide et de transferts extérieurs à ces réfugiés et aux libanais les plus démunis. Elle a aussi permis à l’économie libanaise de profiter de main d’œuvre très bon marché.
Comment évaluez-vous l’impact de la corruption et de la mauvaise gestion sur cette crise ?
Les termes de « corruption » et de « mauvaise gestion » ne sont pas réellement les plus appropriés. Il s’agit de l’économie politique systémique du système libanais de l’après-guerre. Les « seigneurs » politiques dont les différends minaient la vie politique et le fonctionnement des institutions se sont coalisés au Parlement pour bloquer les réformes urgentes nécessaires début 2020, pourtant travaillées entre le gouvernement et la Banque Lazard et approuvées par le FMI. Les fuites de capitaux, démarrées en 2016, ont continué sans contrôle. Plus encore, alors que le taux de change réel s’est effondré, on a permis aux emprunteurs en devises – et ils sont nombreux parmi ces seigneurs et leurs alliés – de rembourser leurs emprunts aux taux officiel, c.a.d. au dixième de leur valeur. Ceci a annihilé toute possibilité de rembourser les déposants dans les banques, individuels ou institutionnels, dont les caisses de santé et de retraites. Aucune action n’a été entreprise vis-à-vis des banques, pourtant toutes techniquement insolvables. De plus, l’Etat a continué à percevoir les taxes et tarifs douaniers au taux officiel inchangé, ce qui a conduit à la fuite de ces meilleurs cadres et à réduire son fonctionnement, y compris pour ce qui concerne les salaires de l’armée et des forces de sécurité qui dépendent aujourd’hui des aides extérieures, américaines, européennes ou des pays du Golfe.
Aucun responsable de l’effondrement financier n’a été jugé; et l’ancien gouverneur de la Banque Centrale vit en toute impunité dans le pays malgré les mandats d’arrêts libanais et étrangers contre lui. Aucun responsable de l’explosion dramatique du port de Beyrouth n’a été jugé.
Comment la guerre à Gaza et la détérioration de la situation économique en Syrie en général affectent-elles l’économie libanaise ?
Le Liban est de facto entré en guerre au Sud le lendemain du déclenchement de la guerre à Gaza. S’est installée aussi la peur d’une extension du conflit au-delà des règles que les deux parties se sont imposées jusqu’à présent, avec notamment des bombardements et une invasion israélienne. Du coup, l’activité économique s’est ralentie et notamment le tourisme, bien qu’il soit essentiellement dû aux immigrés libanais.
Le Liban profite de la détérioration de la situation en Syrie. Avec les bombardements israéliens systémiques des aéroports de Damas et d’Alep, c’est l’aéroport de Beyrouth qui sert de porte de voyage pour toute la Syrie. Les importations libanaises restent à leur niveau d’avant la crise, et avec les sanctions, le Liban sert de poumon économique à la Syrie. Une partie de l’aide internationale vers la Syrie transite aussi par le Liban.
Mais avec l’incertitude totale sur l’avenir qu’a ouvert Gaza, et les complicités internationales dans le génocide, l’ambiance est morose, même dans les milieux libanais ordinairement pro-occidentaux.
Comment l’Égypte a-t-elle pu résoudre rapidement son problème économique ?
Les causes profondes de la crise égyptienne sont similaires à ceux du Liban, avec en plus des dépenses démesurées de l’Etat. Mais cet Etat fonctionne en Egypte. Dès la fuite des 50 milliards de dollars de « dépôts chauds » en devises et les avoirs extérieurs totaux du pays devenus négatifs, comme on les appelle dans ce pays, l’Etat a imposé un contrôle dur des capitaux, limitant même les importations de matières premières à l’industrie égyptienne. Puis les pays du Golfe sont venus à la rescousse, surtout les Emirats, avec des investissements directs d’achats de terrains notamment sur la côte méditerranéenne, suivis par les prêts du FMI et de l’Union Européenne. Les achats des bons du trésor égyptien sont revenus. L’Egypte est « too big to fail« , de peur d’une crise migratoire vers l’Europe ou d’un changement de comportement dans les crises régionales.
Mais ce « sauvetage » rappelle celui des conférences de Paris I et II pour le Liban. Il y a des coupures régulières de l’électricité dans le pays, bien qu’il soit exportateur de gaz! Sa balance courante reste négative, malgré les transferts importants des immigrés et les revenus – il est vrai actuellement réduits – du Canal de Suez. Là aussi il y a une crise du modèle économique, et du fonctionnement des élites politiques… et militaires.
Comment les pays de la région et les États peuvent-ils aider le Liban à surmonter sa crise économique ?
Seul l’Iraq a aidé le Liban sérieusement jusqu’à présent avec des fournitures de pétrole brut, qui doit être raffiné avant de servir pour les centrales électriques. Les pays du Golfe ont arrêté les importations des fruits et légumes libanais, pourtant essentiels pour le Liban, suite à la découverte aux douanes d’une expédition de Captagon cachée. On n’a jamais su à quelle société elle était destinée.
L’Egypte, l’Arabie Saudite et le Qatar sont dans une commission des 5, avec la France et les Etats Unis, censée aider le pays à élire un Président après un vide institutionnel de 18 mois. Mais tous ces acteurs ont un problème avec le Hezbollah qui est devenu un interlocuteur incontournable de la vie politique.
A ce blocage, s’ajoute celui de la classe politique libanaise qui retarde tout type de réforme économique et financière, jusqu’au moment où les déposants, libanais et autres, perdent espoir de récupérer leurs dus. On ne peut s’attendre dans ce contexte à une manne financière sauvant le pays.
Quels sont les obstacles à un soutien international efficace au Liban ?
On n’est plus dans un contexte où la France pouvait les conférences de Paris I et II, malgré « l’occupation syrienne », ni même pour lancer les investissements promis dans la conférence Cèdre de 2018. Le Liban est classé internationalement aujourd’hui comme « Etat Fragile », et même le FMI avoue qu’il n’a réellement d’outils pour le sortir de cette fragilité. Nous sommes également après le tournant historique de la guerre de Gaza, où l’on parle d’un « ordre nouveau » à établir dans la région; et il semble qu’il nécessite pour le Liban l’élimination du Hezbollah ou au moins le partage du pays avec une « décentralisation étendue ».
Seuls les libanais eux-mêmes peuvent sortir leur pays de son impasse, en jouant les compromis internes nécessaires pour rétablir le fonctionnement de leurs institutions, opérer les réformes et œuvrer pour un rôle économique nouveau dans la région, profitant de leur main d’œuvre sensiblement qualifiée, arrêtant son hémorragie actuelle.